Comme je trouve que ces quelques pages écrites pendant la nuit à l'intention de ma directrice de recherches résument assez bien mes préoccupations actuelles et que je n'ai pas vraiment le courage de les remanier, je les poste telles quelles :
"Tout d'abord, veuillez m'excuser pour ce mail très tardif alors même que je vous en avais promis un très rapide il y a presque deux semaines...j'espère qu'entre temps vous êtes bien installée à Kyôto.
Je vais donc essayer de dresser un état des lieux de ma recherche le plus objectif possible.
Comme vous le savez, j'ai eu à mon arrivée la désagréable surprise de découvrir que le lieu que je souhaitais étudier avait été détruit en mon absence. Après avoir rapidement hésité devant l'échelle de la ville, et devant l'impossibilité de retrouver la trace des anciens habitants avec qui j'avais commencé à sympathiser, j'ai décidé de persévérer et de me mettre à la recherche d'un ou de plusieurs autres lieux comparables. J'ai décidé de tenter entrer en contact avec les différentes compagnies de train en prenant soin de préparer un argumentaire positif (les soirées passées il y a quelques années à travailler comme téléopératrice n'auront pas été complètement inutiles) : tout en sachant l'échec probable, un succès impromptu de cette démarche aurait considérablement accéléré les choses (qui ne tente rien n'a rien). Malheureusement, ce ne fut pas le cas : tout juste un bref espoir du côté de Tôkyû où un employé passionné m'avait répondu positivement avant de se faire rabrouer par la compagnie. Une fois le refus de coopéré avéré, il a fallu employer une autre stratégie, ô combien fastidieuse mais qui a finit par porter ses fruits : l'exploration systématique, qui aurait bien entendu été impossible si je n'avais bénéficié que de quelques semaines pour le terrain. J'avoue que j'ai mis un peu de temps pour élaborer une technique efficace et surtout pour obtenir les premiers résultats alors que je commençais à douter que d'autres lieux aient survécu. En parallèle du terrain "terrain", j'ai aussi passé en revue les sites internet des "鉄ちゃん"(maniaques du train de toutes sortes, aucun ne s'intéressant directement aux habitations sous la voie ferrée mais un ou deux les mentionnant en passant), et fait des recherches bibliographiques en japonais. Bilan : rien sur la question, mais de plus en plus sur la précarité et sur les conditions de logement. Reste encore à rechercher des informations historiques sur les différentes lignes concernées pour compléter leur description, mais je pense que cela devrait être assez simple. Ce qui m'intéresse en particulier est de savoir à quel moment les lignes ont été surélevées, le dessous occupé, et à qui appartient le sol : en effet, après un coup d'œil à ce qui s'appelle 住宅地図, j'ai l'impression que dans certains cas les occupants sont propriétaires ce qu'il est important de vérifier.
Fort heureusement pour mon moral plutôt affecté par de longues semaines de recherche ponctuées de longues journées de marche désespérément infructueuses(mais toujours enrichissantes sous d'autres angles), le premier endroit "découvert"(à Takao sur la ligne Keio), de construction récente, a largement nuancé l'hypothèse d'une disparition progressive des habitations sous la voie ferrée. Qui plus est, il se démarque des autres lieux sur de nombreux autres points : architecture, situation géographique, homogénéité des résidents (shataku destiné uniquement à des couples fraîchement mariés). Cela m'a immédiatement remis sur les rails, et peu à peu sont apparus d'autres sites : Tsurumi, Kokudô, Nakameguro, Asakusabashi, plusieurs dans la zone de Nippori/Shinmikashiwa/Machiya. Ces sites présentent des situations très variées selon les critères déjà cités et plus encore. Certains sont relativement préservés (Kokudô) voire presque flambant neufs (Takao), alors que d'autres sont en état de siège (la zone de Noppori, qui courait à l'origine sur presque deux kilomètres, est déjà largement détruite et le sera complètement vers mai-juin. Il n'y subsiste qu'une poignée de résistants très méfiants qui ne veulent pas abandonner le navire), en sursis (partie basse de Nakameguro) ou en mutation (partie haute de Nakameguro, Asakusabashi). La plupart des lieux font preuve d'une mixité entre commerces et habitations (habitations et commerces côte à côte, voire superposés). Seuls Takao, Kokudô et feu Shibuya abritent des zones exclusivement résidentielles importantes. J'ai déjà établi des plans le plus détaillés possibles de toutes ces zones(qui permettent aussi de situer précisément les clichés), et continue d'y ajouter des détails au fur et à mesure.
Compte tenu du temps qui me reste, je pense qu'il serait raisonnable de concentrer mes forces sur les lieux déjà découverts, même si je suis bien sûre prête à réagir au moindre indice. J'aimerais beaucoup trouver le temps de me rendre sur des sites pressentis à Osaka et Kobe, histoire de faire un break utile, de respirer du CO2 ailleurs. Le CO2, autre élément à ne pas oublier d'ajouter à la partie "environnement du dossier", car moins perceptible mais sans dpute plus nuisible que le son et les vibrations. Avez vous remarqué que lorsque l'on recherche un itinéraire de train sur internet ou sur son keitai, il est possible de classer les différentes possibilités en fonction du taux de CO2 inhalé pendant le trajet? Encore plus réjouissant que les calories affichées sur le menu des restaurants.
Je vais essayer de demander une aide à la mobilité à mon labo, car il parait que nous y avons droit au moins une fois et il faut donc en profiter.
Abordons maintenant le point principal : autrement dit, concrètement, quel sont les difficultés que je rencontre dans cette enquête. En recherchant différents lieux, je n'ai pas eu la prétention d'établir une carte exhaustive des lieux où l'on trouve des logements sous la voie ferrée à Tôkyô, tout simplement parce qu'il me faudrait plus de temps que je n'en ai de disponible pour ce master. En revanche, je pensais me faire une idée des différents types de configuration que l'on peut rencontrer, et les utiliser pour nuancer le portrait détaillé que j'avais l'intention de dresser du lieu que j'aurais choisi parmis eux pour y mener une enquête plus approfondie. La question se posait donc du choix de ce lieu disons privilégié de l'enquête. Plutôt que de choisir le "meilleur" lieu d'après des critères somme toute subjectifs (car ils sont tous très intéressants à leur façon, chacun ayant en plus des problématiques communes ses propres enjeux), j'ai préféré le laisser me choisir, c'est à dire, laisser la chance aux rencontres. Et c'est là que le bas blesse. Dans le cas de Takao notamment, intéressant de par le fait que c'est le seul à ma connaissance à avoir été construit récemment, mais aussi par l'homogénéité de sa population (jeunes couples le plus souvent avec jeunes enfants tous liés à la compagnie Keio, qui paient un loyer ridicule leur permettant d'économiser pendant une période maximum de dix ans afin d'acquérir leur propre logement), le rejet est assez net. Je n'ai pu lier conversation directement avec les intéressé(e)s, seulement avec des tiers. J'ai le sentiment que le lien à l'entreprise mais surtout cette situation de transit (période de dix ans maximum) rend les choses difficiles : les logements très impersonnels (tous identiques et non personalisés par plantes ou autres décorations) donnent d'ailleurs l'impression que leurs occupants ne se les approprient pas vraiment. Dans les shitamachi, il y a plus de curiosité à mon égard, il est facile de lier conversation aux comptoirs et les "locaux" (mais pas directement les habitants des lieux qui m'intéressent) viennent parfois spontanément vers moi. En revanche, je n'arrive pas encore à dépasser un stade trop superficiel dans ces entretiens...il y a toujours une certaine résistance. J'aimerais trouver un moyen de faire partie du paysage, j'ai même pensé à prendre un baito dans l'un des restaurants populaires qui ne manquent pas dans les zones qui mélangent commerces et habitations. Malheureusement, ce ne sont pas des zones florissantes, et personne ne cherche à embaucher (en dehors des quelques endroits branchés de Nakameguro où les habitants locaux ne se rendent pas). Qui plus est, les zones où il y a beaucoup de commerces ne sont pas celles où l'on trouve les plus d'habitations. J'essaie de repérer les lieux de socialisation en plein air : il y avait un petit parc à Takao où j'ai pu discuter avec les parents d'habitants venus garder les enfants, malheureusement depuis qu'il est en travaux je ne croise plus jamais personne. Il y a trois ans à Shibuya, j'avais eu la chance de rencontrer devant chez elles deux personnes qui m'avaient spontanément invitée à entrer pour discuter, mais plus le temps passe moins j'ai d'espoir que cela se reproduise. Par conséquent, je ne peux pas me limiter à un seul lieu et continue de les visiter tous à tour de rôle, complétant mes observations et espérant faire des rencontres fructueuses directement avec les habitants et non uniquement des "outsiders". Je me demande parfois si c'est la bonne attitude à adopter, mais cela me semble la plus rationnelle...et je ne peux absolument pas compter sur mon professeur japonais pour me conseiller d'un point de vue méthodologique, car c'est un 民俗学者 (néanmoins toujours prêt à signer toutes sortes de papiers). Il me donne toujours l'impression d'être découragé au départ, puis de s'extasier sur les résultats, mais sans vraiment rebondir pour me proposer de nouvelles pistes enrichissantes.
Ma principale préoccupation en fait est liée au temps : je fais tout mon possible pour mener à bien cette enquête, tout en sentant que tout cela dépasse largement le temps imparti pour la réalisation d'un master. D'ailleurs, j'avoue avoir du mal à comprendre le degré de réalisation attendu d'un mémoire de master, d'autant plus que je sais que la plupart des étudiants n’ont pas la chance de passer autant de temps que moi sur le terrain. En fait j'ai vraiment l'impression d'être en plein apprentissage pratique : je suis en train d'apprendre à être efficace dans la recherche des lieux, dans la collecte, le traitement et la (re)présentation des données, en train d'affirmer des choix ancrés dans cette expérience pratique et non tirés de je ne sais quel manuel méthodologique. Evidemment, cela veut dire qu'il y a des rencontres ratées, du temps perdu, mais jamais de temps mort. J'apprends, mais est ce suffisant? Pendant ce temps quelque chose est en train de se dessiner sans que je sois certaine qu'il ait le temps de naître à terme. Je vois tellement de choses à faire...
J'espère que vous pourrez m'éclairer un peu sur ce point, cela me permettrait de mieux me concentrer. D'autre part, pensez-vous préférable de soutenir en juin ou en septembre? Septembre laisse plus de temps pour nouer d'hypothétiques contacts, bien sûr, mais (à priori) ne laisse aucune chance niveau financements. Je ne pense pas demander à prolonger ma bourse par un PHD à Todai après mars 2008 pour plusieurs raisons : la règle ici semble être une durée de 5 à 6 ans ce qui me parait un peu long, qui plus est mon professeur admet de lui même ne pas se sentir vraiment capable de pouvoir m'aider et je ne pressens personne pour lui succéder. Qui plus est, les séminaires aux énoncés les plus excitants se révèlent jusqu'à présent assez plats. Il faudrait donc que je me renseigne pour les autres universités, ou que je rentre en France quitte à solliciter une autre bourse pour revenir plus tard au Japon (JSPS, Lavoisier, etc). Quoi qu'il en soit, je pense que l'important pour l'instant est de se concentrer sur le master, d'autant plus que ma bourse actuelle se poursuivant jusqu'en 2008 me laissera le loisir de mûrir mes projets de doctorat...en temps voulu.
Pour ce qui est des autres crédits, je dois vous rendre un dossier sur le terrain, et régler le problème Agier toujours désespérément injoignable (il semble qu'il reçoive mes mails mais je ne reçois pas de réponse, ce qui est assez étrange. Je lui ai renvoyé le dossier, proposé d'écrire quelque chose sur le Japon s'il le jugeait nécessaire, mais seul le silence me répond. Le téléphone sonne également dans le vide...je vais relancer mme Poullet et voir si elle peut agir en ma faveur). Dans le pire des cas, et je ne souhaite pas en arriver là étant donné que j'ai théoriquement déjà rendu le nécessaire à M. Agier, il ne me restera plus qu'à entrer en contact avec A. Berque dont j'ai suivi le séminaire l'année dernière et lui proposer de rendre quelque chose.
Je me rend compte que mes efforts pour être succincte ont tout de même donné naissance à 5 pages, il est donc temps d'arrêter pour vous épargner une lecture trop fastidieuse. A titre expérimental et surtout pour disposer d'une structure pour organiser mes idées, j'ai commencé à poster une partie de mon journal de recherche en ligne sur un blog à accès restreint : seules les personnes ayant l'adresse (c'est à dire vous et moi) peuvent y avoir accès. Si le cœur vous en dit, allez y jeter un œil. Ce n'est pas exhaustif, j'ai bien plus de textes, croquis et de photos "à la maison"...
http://undertherailway.canalblog.com/
Dans l'attente de vos nouvelles,
Cordialement,
Géraldine Oudin"